Comment utilise-t-on les jeux vidéo en thérapie ? Interview de Michael Stora

Faire jouer un jeu vidéo durant une thérapie c'est possible ! Michael Stora, psychologue et psychanalyste répond à nos questions à ce sujet.

Introduction

Michaël Stora est un psychologue et psychanalyste. Cinéaste de formation, il se dirige vers la psychologie et la psychanalyse à 28 ans. Il est considéré comme le pionnier français dans l’utilisation des jeux vidéo dans un cadre thérapeutique dans les années 2000. Il a écrit de nombreux livres et articles sur l’utilisation du numérique dans la thérapie comme Et si les écrans nous soignaient ? et Réseaux (a)sociaux. En 2020, il crée l’école des héros, une école qui accueille des jeunes de 16 à 25 ans addicts aux jeux vidéo avec un haut potentiel intellectuel (HPI).

Comment utilise-t-on les jeux vidéo en thérapie ? Interview de Michael Stora
Comment utilise-t-on les jeux vidéo en thérapie ? Interview de Michael Stora

La médiation par les jeux vidéo

PBE : Quand avez-vous commencé la médiation par les jeux vidéo ? Comment vous est venu l’idée de travailler en utilisant les jeux vidéo ?

Michael Stora : Venant du cinéma, j’ai toujours été sensible aux images. Avant les jeux vidéo, je travaillais en pédiatrie et j’utilisais le cinéma comme médiation thérapeutique. J’ai toujours été sensibilisé à la médiation (l’utilisation d’un média comme moyen de soigner).

Un jour, j’ai acheté une tour PC et un jeu recommandé, Deus Ex. C’est donc par ma pratique personnelle que je me suis aperçue que ce média avait une puissance dans l’identification à l’avatar, en termes de narration, d’engagement. Dans le cadre d’un centre médico-psychologique qui soigne des ados et enfants, la thérapie était compliquée, car ils ont un système de défense. Et donc à partir de ce moment, je me suis dit : pourquoi ne pas utiliser les jeux vidéo ? Très rapidement, j’ai commencé à comprendre qu’il se passait des choses et j’ai affiné d’année en année.

Je n’ai jamais essayé auprès d’adultes, car même s’ils peuvent avoir des systèmes verrouillés de défense quant à la capacité de parler d’eux-mêmes, en général, les adultes réussissent à parler d’eux-mêmes. La médiation par les jeux vidéo est plus pour les enfants et les adolescents.

Aviez-vous déjà entendu parler de ce moyen ?

M.S : C’est qu’après que j’ai entendu parler de [François] Lespinasse, qui est un psychologue qui utilisait sa Nintendo, d’une manière plus éducative avec des enfants psychotiques, autistes. La manière dont j’ai utilisé les jeux vidéo était une approche plus clinique.

Quel est le plus que peut apporter un jeu vidéo lors d’une thérapie ? Pourquoi les jeux vidéo font qu’un adolescent puisse dépasser un certain blocage qu’il peut avoir avec la thérapie par la parole ?

M.S : Les blocages sont des résistances d’une certaine manière, on souffre, mais on ne sait pas pourquoi et comment. Comment aider les patients ? Comment avancer sur le chemin de cette forme de thérapie ? La thérapie est un combat contre soi-même et les monstres. La médiation thérapeutique permet à ceux qui n’ont pas les capacités et les compétences de parler d’eux, d’utiliser un objet tiers pour aborder l’histoire du sujet, les contenus refoulés ce qui créent les symptômes. Le jeu vidéo à travers ses choix, ses affrontements, l’incarnation de l’avatar qui est un double de soi, va permettre de dire quelque chose et d’affronter. Le jeu a en lui-même, une vocation thérapeutique. Le jeu est un espace de récréation dans le sens d’une recréation de ses tensions. Redevenir acteur de situations dans lesquelles on a été passif voire traumatisé.

Est-ce qu’on peut utiliser d’autres moyens de médiation pour aider les patients à s’ouvrir ? Par exemple un livre, de la musique…

M.S : Les médiations thérapeutiques existent depuis longtemps, comme la peinture, la sculpture du côté de la création. Des ateliers de contes de fées et marionnettes. Les jeux vidéo sont à la croisée de l’atelier conte de fée, avec la création et l’atelier marionnette, car l’avatar est une marionnette. Dans certains jeux, on peut créer notre avatar comme dans les Sims. Les psychodrames sont des jeux dans lesquels le thérapeute et le patient vont rejouer des scènes symboliques.

Est-ce que les jeux vidéo, par le fait d’utiliser une médiation que les enfants aiment, les aident à s’ouvrir plus et les aident à être heureux ?

M.S : Heureux n’est peut-être pas le bon terme, en effet le fait d’utiliser un jeu vidéo qu’ils utilisent chez eux, c’est un objet qui va les séduire et c’est un moyen plus facile pour qu’ils acceptent le processus thérapeutique. Dans mon expérience, la plupart des jeunes disent qu’ils en ont marre de jouer à des jeux narratifs. Il y a énormément de jeux différents et les jeux que je proposais ne leur plaisait pas.

“Il m’importe de montrer à quel point le jeu vidéo peut être un révélateur de la psychologie du joueur et que celui-ci ne choisit pas tel ou tel jeu par hasard.” (p75, Et si les écrans nous soignaient ?, Michael Stora, 2018, érès)

“Le geste ludo-interactif donne corps aux images et permet de prendre de la distance avec son vécu émotionnel.” (p79, Et si les écrans nous soignaient ?, Michael Stora, 2018, érès)

L'école des Héros

L’école des héros est un programme qui permet à des jeunes présentant des troubles de phobies sociales, phobies scolaires, addiction aux jeux vidéo, et des troubles de la sphère autistique d’Asperger associés à un Haut Potentiel Intellectuel (HPI), de pouvoir s’en sortir grâce à la création de jeux vidéo.

Vous avez ouvert l’école des héros en 2020. Pourquoi avez-vous eu cette idée ? Pourquoi sous cette forme ?

M.S : Nous accueillons les élèves de 16 à 25 ans, dans un hôpital de jour à Sèvres (92), ce sont des classes de 8. On va ouvrir une deuxième unité où il y aura 8 élèves. Ce sont des jeunes en dépression, et donc souvent le premier temps de l’école est de leur redonner confiance en eux, un jeune au bout de 5-6 mois peut décider de revenir vers une scolarité normale, certains décident de rester.

Je suis allé dans une dimension supplémentaire, qui n’était pas simplement la médiation en jouant à des jeux vidéo, mais plutôt dans l’idée de créer un jeu vidéo. La création est un moteur puissant, voire thérapeutique pour lutter contre l’addiction. Ces jeunes passaient 10 à 15 h à jouer aux jeux vidéo. Le fait de passer du temps à créer des jeux vidéo, fait qu’ils y jouent moins.

Il y a derrière plusieurs hypothèses, il y a le fait que souvent pour les jeunes qui ont vécu des échecs et qui les vivent d’une manière forte, c’est-à-dire que parfois pour eux l’échec est vécu comme un drame quelque chose qui les effondrent. Créer un jeu, c’est se confronter à des échecs en terme de codage, de graphique et donc le but est de valoriser l’échec comme une manière d’apprendre, de valoriser le temps (une partie de League of Legends c’est environ 20 minutes) donc de persévérer, de valoriser le présentiel, être présent les uns à côtés des autres. De manière plus symbolique, leur réel, c’était uniquement le monde virtuel et c’est comment revenir dans le réel pour créer un objet virtuel, mais pour un résultat bien réel. Comment le virtuel va servir le réel et pas l’inverse.

Il y a cette idée forte de dire qu’il est possible de vivre dans le réel, des émotions qui vont servir la récompense nécessaire, mais qui met du temps, qui n’est pas rapide. Toutes ces choses-là font que l’école des Héros fonctionne bien avec des résultats thérapeutiques satisfaisants.

Est-ce que c’est parce que les ados ont un haut potentiel intellectuel qu’ils peuvent être plus sensibles à la phobie sociale et scolaire ?

M.S : C’est assez compliqué, car être HPI n’est pas une pathologie. Quand les parents découvrent que leur enfant a un haut potentiel intellectuel, ils vont chercher à les faire tester, ou bien c’est l’éducation nationale. Parfois on va leur faire sauter des classes, car l’enfant s’ennuie et on va s’apercevoir que le système à la française ne leur convient pas. C’est aussi parce que parfois, les parents vont leur parler comme s’ils pouvaient tout comprendre, donc faire l’adulte avant l’heure. L’enfant est un peu survalorisé et donc dès qu’ils vivent des échecs, ils vont se victimiser. De plus, ce sont souvent des enfants victimes d’harcèlements, c’est un ensemble d’éléments qui va construire la phobie scolaire.

Est-ce qu’il y a une augmentation de personnes atteintes de phobies scolaires ou est-ce parce que maintenant, on a mis des mots sur un mal-être ?

MS : Il y a plusieurs éléments qui peuvent expliquer qu’il y ait un décrochage scolaire. Peut-être le fait que la parentalité a changé, les parents peuvent être parfois trop attentifs à leurs enfants. De plus, nous vivons dans une société où la question de l’apparence et de la réussite sont devenues des valeurs absolues, et tout ça fait que les jeunes sont beaucoup plus sous pression. Peut-être que les HPI le sont plus, car ils ont une double pression quand on leur dit qu’ils sont HPI, on imagine qu’ils seront ultra brillants.

Les phobies scolaires sont assez différentes pour ces jeunes HPI, que ceux qui ont des phobies et un décrochage du fait qu’ils avaient de gros retard ou un gros échec scolaire. Mais dans les deux cas, ce sont des jeunes qui vivent mal la blessure narcissique de l’échec scolaire. Quand un HPI a des résultats qui chutent, pour lui, c’est comme s’il passait “de la lumière à l’obscurité totale », pour eux, c’est la fin du monde alors que ce n’est pas dramatique.

Quand on parle de narcissisme, on parle plutôt d’ego surdimensionné, avec d’un côté, par exemples les personnes qui vont poster tout le temps sur les réseaux sociaux des photos d’eux, c’est comme un moyen pour se rassurer, avec une dimension exhibitionniste. L’autre type de narcissisme est plutôt du côté de la victime, se sentir coupable et victime de tout, se plaindre. Quand on parle de personnalité narcissique, on parle de personne avec des fragilités narcissiques.

Les mauvais joueurs

Est-ce que les mauvais joueurs ont des fragilités narcissiques ?

M.S : Oui, certains ont des fragilités narcissiques. Les fragilités narcissiques sont souvent dues à des problématiques anciennes, liées au premier temps de la vie.

Tous les HPI n’ont pas de problématiques psychologiques, mais ceux que je reçois, on remarque qu’il y a des problématiques de pression maternelle. Les fragilités sont des problèmes de l’amour de soi, le fait d’avoir une base de nous aimer à minima vient de la petite enfance. Ou alors c’est aussi qu’on est dans une société où l’on ne veut pas que l’enfant s’ennuie, on veut lui donner tout, tout de suite. Par exemple un bébé qui pleure de faim, entre le bébé qui pleure et le sein qui arrive, si le temps est trop long cela peut le mettre en détresse, à contrario, si tout arrive trop vite, l’enfant est renforcé dans sa toute-puissance, et plus tard ne va pas supporter la frustration.

PBE : Cela ressemble à la description de l’enfant roi.

M.S : Il y a cette dimension de l’enfant roi. Cela s’observe depuis 30/40 ans, peut-être qu’avant l’enfant n’avait pas le droit de parler ou était puni, les parents étaient plus clairs en matière d’autorité. Maintenant, on va privilégier l’écoute de son enfant, l’enfant devient un centre du monde, et cela n’aide pas l’enfant. Les études ont montré que l’on supporte moins quand le bébé pleure, car quand il pleure, le parent va se sentir coupable et pense qu’il est un mauvais parent. Ce qui est faux. Et parfois cela peut faire devenir un enfant roi, renforcé dans leur toute-puissance, et dans la réalité du travail, c’est compliqué. Bien sûr, ce n’est pas une généralité.

Je reçois principalement des garçons, et peut-être que d’une certaine manière, les filles, de par leur éducation, sont parfois plus à même d’accepter une soumission au système sous forme de contrainte. Les filles qui sont HPI, vont souvent aller jusqu’au bac ou faire des études. On se dit que les garçons sont peut-être encore élevés comme l’enfant roi. Les filles, même si ça évolue, sont encore soumises. On ne va pas forcément valoriser une petite fille dans son désir de dominer le monde, on va surtout lui demander d’attendre le prince charmant (en exagérant un peu). Avec le féminisme, il va y avoir une évolution nécessaire.

Les filles préfèrent plutôt les jeux casual games, sur téléphone, mais il y a aussi des filles très compétitives qui vont jouer à League of Legends, mais le monde du gaming est un milieu assez macho. Certains vont identifier les jeux en ligne comme un Tinder. Le gamer en général, a un peu peur des femmes, et la peur peut engendrer du mépris.

Notes de PBE : Les filles sont elles aussi des joueuses, elles représentent 51 % des personnes jouant au moins occasionnellement aux jeux vidéo en France. Elles sont plus joueuses sur des jeux sur smartphone. (Lepoint.fr)

“[En parlant de Warcraft I ou II] Dans la première phase du jeu, il faut construire son camp […] dans la seconde, il s’agit d’attaquer le camp ennemi. 90 % des filles ont dit qu’elles avaient surtout eu du plaisir dans la première phase du jeu, c’est-à-dire la construction de la maison, de l’intériorité. […] (p 167, Et si les écrans nous soignaient ? Michael Stora, 2018 Eres).

Les serious games

Est-ce que les personnes qui s’enferment dans les jeux vidéo jusqu’à l’addiction pourraient avoir la peur de rencontrer l’autre, quelqu’un du sexe opposé ?

M.S : Oui, peut-être qu’il y a quelque chose de l’ordre de la difficulté de rencontrer l’autre genre avec la difficulté que cela implique. Certains ont un discours qui est de l’ordre de la culpabilité, et draguer [pour eux] est quelque chose de très agressif ou même la séduction est coupable. Il y a donc une peur qui s’installe petit à petit. C’est pour cela qu’à l’école des héros, j’ai souhaité qu’il y ait des soignants et des stagiaires qui soient des filles. Quand je faisais des groupes thérapeutiques avec des addicts, il y avait une fille qui avait une forme d’addiction des jeux vidéo, elle avait parfois des mots très crus, et finalement, c’était intéressant qu’elle soit là, car elle avait la manière de renverser l’idée qu’une fille n’était pas une petite chose.

Est-ce que vous pensez qu’à l’avenir dans les serious games, la problématique des enfants avec le respect de soi et des autres pourrait être importante pour permettre aux enfants de ne pas avoir peur de l’autre ?

M.S : C’est une très bonne idée de jeu. L’idée d’un serious games avec cet objectif thérapeutique dans le cadre d’un jeu à dimension narrative. Le serious game est un domaine avec ses limites et peut-être que l’école des héros développera des serious games. J’ai créé une société, qui aurait pour vocation de créer des jeux thérapeutiques avec les élèves de l’école des héros, comme la réalité virtuelle ou les jeux vidéo.

L’idée même d’incarner un avatar féminin pourrait être intéressante pour répondre à cette question-là. Quand j’étais scénariste, un studio de jeux vidéo m’avait demandé de créer un scénario à vocation sexologique, sur l’éducation sexuelle. La dimension initiatique est très intéressante en termes de RPG [jeu de rôle], le fait d’avoir des pouvoirs qui s’enrichissent les uns et les autres, et qui permettent de passer des niveaux . Plus on avance dans le jeu, plus on découvre et on fait des choix. On peut utiliser cela pour un jeu sur l’éducation sexuelle, par exemple.

Notes de PBE : la dimension initiatique est le type de récit où le lecteur suit l’évolution du personnage principal vers une meilleure compréhension du monde ou de lui-même (linternaute.fr)

Est-ce que l’on pourrait intégrer des jeux vidéo (serious games) dans le cadre scolaire pour parler de sujet (par exemple psychologique) qui peuvent être compliqué à enseigner, ou à parler ?

M.S : Je ne crois pas qu’un jeu vidéo s’adapte véritablement à l’apprentissage tel qu’est l’Education nationale actuelle. Par contre, il peut être un auxiliaire intéressant pour sensibiliser les jeunes à la manière de s’approprier un savoir en le détournant. Par exemple un jeu qui s’appelle Civilization, où l’on crée une civilisation qui ne respecte pas la véracité historique et technologique, mais permet de sensibiliser aux choix politiques. Les choix vont d’abord vous montrer ce qu’impliquent des choix politiques et diplomatiques. Assassin’s Creed n’est pas réaliste, mais permet de vivre ce que pouvait être une simulation de rue à Florence au 16e siècle, pour les étudiants en architecture cela va permettre d’observer sous plusieurs angles.

Je crois que s’il y a des choses à remettre en question cela serait plus sur la question de la pédagogie, qu’elle soit plus active. Il faut quitter cette position verticale pour permettre des cours beaucoup plus interactifs, mais les changements sont beaucoup plus profonds que de mettre des jeux vidéo à l’école. Un enfant de 12 ans m’avait dit que les jeux vidéo à l’école c’était nul, car un jeu vidéo, c’est fait pour jouer, ce n’est donc pas pour apprendre.

Il y a des profs qui utilisent les jeux vidéo pour sensibiliser les jeunes. Les jeux éducatifs souvent ne font que reprendre le principe de la pédagogie de l’exercice et la bonne ou mauvaise réponse. Si ce n’est que pour apprendre, ça peut être assez nul. Le jeu permet la pulsion agressive.

Le mot de la fin

 

“Ainsi tel un nourrisson qui prend le risque de découvrir le monde avec sa main, le joueur est mis dans une position identique avec le jeu vidéo : seuls comptent la main et l’oeil pour découvrir les images et interactions grâce à la “jouabilité”, ou game-play.” (p 69, Et si les écrans nous soignaient ? Michael Stora, 2018, edition érès)

Grâce à cette interview, nous pouvons mieux comprendre comment les jeux vidéo sont utilisés en tant que médiation dans la thérapie. Les serious games sont aussi créés et utilisés dans le cadre d’un accompagnement face à certaines maladies comme l’Alzheimer avec des jeux vidéo qui permettent d’utiliser les fonctions cognitives ou alors dans le cadre d’un accompagnement face à la maladie de Parkinson avec des jeux pour se déplacer dans l’espace et travailler son équilibre. Les jeux vidéo prouvent ici leurs bienfaits dans la médecine.